Contribution Phuong Ngoc « Jade » NGUYEN (Maître de Conférences, IrASIA)

Inscrire le temps humain dans le temps 

 

Ma réflexion part de la question de St Augustin (« Qu’est-ce que le temps ? ») interrogé par Paul Ricoeur puis se nourrit de la lecture de la biographie de St Louis par Jacques Le Goff, afin de revenir au roman « Le Petit rêve » de Tản Đà, lettré confucéen devenu écrivain, qui se pose la question sur le temps et la vie humaine (sa vie précisément) au début du XXe siècle dans un Vietnam colonie française. Ci-dessous quelques citations pour inciter le lecteur à (re)lire ces textes.

 

Paul Ricoeur, Temps et récit, 3 tomes, 1983-1985. Ici : tome I. L’intrigue et le récit historique, Seuil, collection Essais, 2006.

St Augustin dans Confessions, livre XI :

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. » (p. 25) ;

« Et cependant, Seigneur, nous percevons les intervalles de temps ; nous les comparons entre eux, et nous appelons les uns plus longs, les autres plus courts. Nous mesurons encore de combien tel temps est plus court que tel autre » (p. 28) ;

« C’est au moment où ils passent que nous mesurons le temps, quand nous les mesurons en les percevant » (p. 28) ;

« D’ailleurs, quand on raconte des choses vraies mais passées, c’est de la mémoire qu’on tire, non des choses elles-mêmes, qui ont passé, mais les mots conçus à partir des images qu’elles ont gravées dans l’esprit, comme des empreintes, en passant par les sens. » (p. 31)

           

Mimèsis selon Aristote dans Poétique :

« […] ‘imitation ou la représentation de l’action dans le médium du langage métrique » (p. 70)

« L’imitation ou la représentation de l’action est une activité mimétique en tant qu’elle produit quelque chose, à savoir précisément l’agencement des faits par la mise en intrigue. » (p. 72)

Trois sens du mimèsis selon Ricoeur : « renvoi à la pré-compréhension familière que nous avons de l’ordre de l’action, entrée dans le royaume de la fiction, enfin configuration nouvelle par le moyen de la fiction de l’ordre pré-compris de l’action […] la fonction mimétique des récits s’exerce de préférence dans le champ de l’action et de ses valeurs temporelles. » (p. 12)

« [Les] présuppositions [de la première partie] ont un noyau commun. Qu’il s’agisse d’affirmer l’identité structurale entre l’historiographie et le récit de fiction […] ou qu’il s’agisse d’affirmer la parenté profonde entre l’exigence de vérité de l’un et l’autre modes narratifs […], une présupposition domine toutes les autres, à savoir que l’enjeu ultime aussi bien de l’identité structurale de la fonction narrative que de l’exigence de vérité de toute oeuvre narrative, c’est le caractère temporel de l’expérience humaine. Le monde déployé par toute oeuvre narrative est toujours un monde temporel. Ou, comme il sera souvent répété au cours de cet ouvrage : le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle. […] » (p. 17)

La vie humaine est celle des histoires qui, selon leur narration, peuvent changer le cours du temps :

« histoires non (encore) racontées » (p. 141-144)

« La conséquence principale de cette analyse existentielle [cf. Wilhem Schapp] de l’homme comme “être enchevêtré dans des histoires” est que raconter est un processus secondaire, celui du “devenir-connu de l’histoire”. Raconter, suivre, comprendre des histoires n’est que la “continuation” de ces histoires non dites. » (p. 143)

Jacques Le Goffe, Saint Louis (Gallimard, 1996 ; édition utilisée ici : coll. Folio Histoire, 2013, 1264 p.)

Projet de l’historien :

« Qui fut Saint Louis? Peut-on le connaître et, Joinville aidant, entrer dans son intimité? Peut-on le saisir à travers toutes les couches et les formations de mémoires attachées à construire sa statue et son modèle? Problème d’autant plus difficile que, la légende rejoignant pour une fois la réalité, l’enfant roi de douze ans semble avoir été dès le départ programmé, si l’on ose dire, pour être ce roi idéal et unique que l’histoire en a fait. Cette étude approfondie ne se veut – c’est ce qui fait sa puissante originalité – ni la «France de Saint Louis» ni «Saint Louis dans son temps», mais bien la recherche, modeste et ambitieuse, tenace et constamment recommencée, de l’homme, de l’individu, de son «moi», dans son mystère et sa complexité. Ce faisant, c’est le pari de fondre dans la même unité savante et passionnée le récit de la vie du roi et l’interrogation qui, pour l’historien, le double, l’habite et l’autorise : comment raconter cette vie, comment parler de Saint Louis, à ce point absorbé par son image qu’affleure la question provocatrice «Saint Louis a-t-il existé?». (4e couverture)

Que peut signifier la biographie pour un historien ?

« […] la biographie est une des plus difficiles façons de faire de l’histoire » (p. 17)

« Elle peut même devenir un observatoire privilégié pour réfléchir utilement sur les conventions et sur les ambitions du métier d’historien, sur les limites de ses acquis, sur les redéfinitions dont il a besoin. » (p. 18)

« [le personnage d’une biographie est un] sujet “globalisant” autour duquel s’organise tout le champ de la recherche. Or quel objet, plus et mieux qu’un personnage, cristallise autour de lui l’ensemble de son environnement et l’ensemble des domaines que découpe l’historien dans le champ du savoir historique ? Saint Louis participe à la fois de l’économique, du social, du politique, du religieux, du culturel ; il agit dans tous ces domaines en pensant d’une façon que l’historien doit analyser et expliquer – même si la recherche d’une connaissance intégrale de l’individu en question demeure une “quête utopique”. Il faut, en effet, plus que pour tout autre objet d’étude historique, savoir ici respecter les manques, les lacunes que laisse la documentation, ne pas vouloir reconstituer ce que cachent les silences de et sur Saint Louis, les discontinuités et les disjonctions aussi, qui rompent la trame et l’unité apparente d’une vie. Mais une biographie n’est pas seulement la collection de tout ce qu’on peut et de tout ce qu’on doit savoir sur un personnage. » (p. 18-19)

« […] si comme le veut Borges, un homme n’est vraiment mort que lorsque le dernier homme qui l’a connu est mort à son tour, nous avons la chance de connaître sinon cet homme, du moins celui qui, parmi ceux qui ont bien connu Saint Louis, est mort le dernier, Joinville, qui a dicté son témoignage exceptionnel plus de trente ans après la mort de Louis et qui est mort lui-même quarante-sept ans après son royal ami, à l’âge de quatre-vingt-treize ans. La biographie que j’ai tentée va donc jusqu’à la mort définitive de Saint Louis. Mais pas plus avant. Car écrire une vie de Saint Louis après Saint Louis, une histoire de l’image historique du saint roi, sujet passionnant, aurait relevé d’une autre problématique. » (p. 31)

Tản Đà Nguyễn Khắc Hiếu (1889-1939), Le Petit rêve (Giấc mộng con, publié à Hanoi en 1917, qui raconte un voyage autour du monde imaginé dans un rêve par un jeune lettré homonyme de l’auteur ; ce roman aura une suite publiée en 1932, cette fois un voyage imaginaire dans le royaume céleste où le narrateur est reçu par l’Empereur de Jade et rencontre de personnalités dont Jean-Jacques Rousseau)

Le roman commence par cette préface :

« L’homme est un être doué de conscience. Puisqu’il a une conscience, il est capable de rêver. En l’espace de cent ans, durée d’une vie humaine, la conscience peut explorer des contrées inaccessibles au corps. […] Le rêve est un instant de la vie qui réapparaît pendant le sommeil. Les scènes que l’on voit dans le rêve disparaissent quand on se réveille. Si c’est seulement un mensonge du Principe Créateur, quel est l’intérêt d’en parler ? Quel est, par surcroît, l’intérêt de les écrire ? Cependant les anciens disaient : « Les événements passés, parfois rêvés », et aussi « La vie est comme un grand rêve ». Ayant appris cela dans mes livres, je commence à réfléchir. Il m’apparaît ceci : les événements de l’année écoulée me paraissent parfois comme s’ils n’avaient jamais existé, c’est vrai également pour ceux du mois dernier, même pour ceux qui n’ont eu lieu que la veille. Il est vrai que certains événements de l’année passée, du mois dernier ou de la veille, continuent à avoir une existence, mais leur nombre est limité. Ayant compris cela, je me suis dit que les choses du rêve et celles de la vie ne sont pas si différentes : les choses de la vie ont une durée assez longue, dans le rêve elles sont de courte durée ; dans la vie les choses ont lieu essentiellement dans la journée, alors que le rêve se passe pendant la nuit ; les choses de la vie se passent souvent devant des témoins, elles ont donc une preuve d’existence, alors que le rêve n’est connu que de soi-même ; dans la vie, on voit les choses les yeux ouverts, dans le rêve, on les voit les yeux fermés. Les choses du rêve disparaissent si l’on ouvre les yeux, inversement celles de la vie doivent donc disparaître si l’on ferme les yeux. Il s’en suit que le rêve est un petit rêve et la vie est un grand rêve. Au réveil on sait que c’est un petit rêve. Quant au grand rêve, on y est encore, c’est pourquoi l’on ne sait pas encore que c’est un rêve. Tout cela est donc rêve, mais depuis des générations on écrit les annales et les histoires, les notes au fil de la plume et les récits de vie. Il faudrait noter aussi les rêves. Je suis sorti de mon petit rêve, je l’écris ici. Quant à mon grand rêve, j’attendrai mon prochain réveil…  1916         Le rêveur »

Le premier chapitre commence par la scène suivante :

« La nuit du 28 janvier de l’année du Dragon, soit la dixième année du règne de Duy Tân, soit l’an 1916 du calendrier occidental, moi, nommé Nguyễn Khắc Hiếu, je vis mon esprit partir dans une contrée lointaine, mon corps restant au lit.  Je vis : […]

Lệ Trùng : le temps se renouvelle chaque année à l’arrivée du printemps, la nature se renouvelle aussi chaque année avec le printemps […] Seul l’être humain voit partir son âge sans retour et ses cheveux blanchir sans espoir de les voir redevenir verts ! C’est pour cela qu’en contemplant le spectacle de la nature, les anciens sentaient souvent naître des émotions. Que ressentons-nous donc aujourd’hui, chers amis ?

Thu Thủy : le spectacle de la nature fait naître des émotions, nées du désir de se comparer aux montagnes et aux fleuves afin de connaître l’éternité. C’est un plaisir […] dans les temps anciens comme aujourd’hui.

Lệ Trùng : la nature, ces hautes montagnes et ces larges fleuves semblent avoir une âme et pourtant ce ne sont que des choses dépourvues de sentiments. C’est pour cette raison qu’ils ont une vie si longue. Quant à l’homme, son petit corps est accablé par les soucis et les émotions qui le bousculent jour et nuit. Les anciens disaient qu’il faut atteindre « le talent et la vertu ». Mais nombreux sont ceux qui n’avaient pas à se plaindre ni pour le talent ni pour la vertu, et pourtant, leurs corps disparus, on oublie jusqu’à leur nom et leur vie…

Nguyễn Khắc Hiếu (Hiếu) : c’est sans doute cela qui me rend enthousiaste au début de chaque promenade, ensuite ému et à la fin mélancolique. Est-ce ma faute ? Est-ce la nature qui fait naître la tristesse ?

Thu Thủy : non ! Je suis d’un autre avis ! La nature peut changer, les montagnes peuvent s’affaisser, les fleuves peuvent se tarir, l’océan peut gronder là où verdoyaient les champs de mûriers, mais les noms célèbres resteront à travers le temps. Voyez-vous, le mont Thu Duong peut un jour disparaître, mais la renommée des frères Di et Tê en Chine ne s’oubliera jamais. Le fleuve Bach Dang peut un jour se dessécher ou être remblayé, mais le nom de Tran Hung Dao, qui pourrait le faire disparaître de ce monde ? Les choses n’ont que leur enveloppe matérielle, et vont certainement disparaître… Les monts et les fleuves ont certes une longue vie, mais leur vie est courte par rapport à la renommée […]

Hiếu : c’est vrai ! Notre discussion n’est qu’un moment inspiré par le spectacle de la nature […] Le talent et la force de l’homme sont bien entendu limités, mais son devoir ne connaît pas de frontières. S’il n’a pas de centre d’intérêt, s’il ne détermine pas le but de sa vie, c’est comme s’il regardait l’océan en tenant une toute petite barque légère en bambou sur sa tête. On comprend qu’il soit découragé ! Et quand l’homme est découragé, il devient vite mélancolique…

Lệ Trùng : le Ciel a engendré la multitude des choses et des êtres de ce monde. Chacun a un caractère, une destinée et un talent qui lui sont propres, et donc des intérêts différents. L’intérêt des fauves est dans la jungle, l’intérêt d’autres bêtes est dans la mer, la petite cigale a son intérêt, la minuscule fourmi en a un autre. Ce sont là autant de caractères, de destinées et de talents pour servir autant d’intérêts différents. Parmi les humains, le Ciel distingue également les catégories diverses. N’étant pas à votre place, je ne sais pas si vous êtes comme le tigre, l’insecte, la cigale ou la fourmi. Fourmi ou cigale, insecte ou tigre, c’est vous seul qui savez. Cela ne peut pas être discuté avec d’autres personnes.

Hiếu : c’est vrai. Je ne peux pas vous demander de prendre une décision à ma place. Mais pour remplir sa mission, il faut avoir du talent. Pour avoir du talent, il faut s’instruire. Ce n’est pas avec une petite lampe et cinq charrettes de vieux livres que je vais y arriver. Alors comment faire ?

[…] La conversation se termina quand le ciel devenait plus sombre. En un clin d’œil, le paysage montagneux de Sài Sơn se transforma en un quai de gare, lieu des adieux. »

Le roman se termine par le retour du narrateur dans son pays natal avec le projet de « devenir philosophe et écrivain pour être utile à [son] peuple ».