Rédigé par Maryam Thirriard – doctorante LERMA, Aix-Marseille Université

Benton_Towards a poeticsBenton, Michael. Towards a Poetics of Literary Biography. Palgrave, Sept. 2015.
ISBN 978-1-137-54958-7
84,39 €

 

Introduction au Compte Rendu

Benton annonce dès son introduction que son étude ne prétend pas dégager une théorie pour la biographique mais se restreint à l’élaboration d’une poétique. Or, cette étude nous propose plus qu’une poétique, car en définissant la nature du texte biographique, c’est bien une théorisation de la biographie en tant que genre qui nous est présentée. Benton se cantonne ici à l’étude de la biographie littéraire, mais c’est un découpage que nous pouvons questionner, car il existe une large catégorie de biographies visant des sujets autres que des écrivains qui sont écrites sur le même mode que la biographie littéraire : les biographies d’autres artistes ou de figures historiques. Il transparaît que le dénominateur commun à ces textes n’est pas la nature du sujet biographié mais plutôt le mode d’écriture ; d’ailleurs, ce mode d’écriture de la biographie qui se lit comme littérature mériterait une dénomination propre. Ce sont des textes où l’oscillation entre art et Histoire crée des tensions qui reflètent la nature du genre biographique et ses problématiques spécifiques.  Dans ce sens, l’étude de la biographie littéraire se révèle être un point de départ propice pour dégager les caractéristiques principales de l’écriture biographique, qui emprunte les techniques narratives utilisées dans la littérature de fiction.

Pour en revenir à la poétique, le répertoire des textes dans cet ouvrage est restreint, mais les analyses proposées nous laissent entrevoir le potentiel de l’étude et de la théorisation narratologique des textes biographiques. C’est un point essentiel concernant la contribution de Benton car elle expose clairement l’intérêt de l’approche littéraire dans la théorisation de la biographie : l’analyse narratologique permet de comprendre les mécanismes de construction et de fonctionnement du récit biographique. L’étude montre également le rôle joué par la biographie dans la construction des mythes et icônes d’une société (ou d’une culture) donnée, ce que Benton appelle la « biomythographie ».

Le compte rendu de lecture qui suit est informatif et relate les éléments de l’ouvrage tels qu’ils ont été développés par l’auteur.

Art et artifice en biographie

La biographie est à considérer comme une forme d’historiographie : il s’agit de reconstituer une vie à partir de faits vérifiables. D’ailleurs, la biographie partage les mêmes questionnements que l’Histoire moderne, elle est soumise au caractère instable des faits et au rôle joué par le langage dans les récits historiques.

Quel est le genre de la biographie ? Est-ce un art ou un savoir-faire ? Il s’agit d’arranger des matériaux préexistants dans cette construction qu’est le récit biographique. Le biographe David Cecil a comparé le biographe à l’artisan travaillant la mosaïque : il ne peut pas altérer la forme de ses pièces, il doit construire un ensemble qui permette à toutes ses petites pierres de s’ajuster au mieux. Cependant, les faits historiques peuvent être bien plus malléables que les pierres, Benton propose l’alternative « design ». Il est vrai que David Cecil écrivait en 1962. Depuis, les travaux de Hayden White ont bousculé les approches traditionnelles à l’historiographie et Benton se réfère longuement à cet historien qui voit une connexion incontournable entre l’écriture de l’Histoire et l’écriture de la fiction ; tout en faisant néanmoins la distinction entre l’imagination de l’historien et l’imagination du romancier dont les sujets imaginaires vivent dans un monde inventé. Écrire l’Histoire revient à imaginer d’abord le monde réel depuis lequel l’enquêteur se projette dans le passé et ensuite à imaginer le monde auquel appartient son objet d’étude.

L’importance de l’imagination dans le processus d’écriture de l’Histoire occupe également une place centrale dans l’écriture biographique de Richard Holmes. Selon lui, le processus biographique comprend deux éléments principaux : d’une part la collecte de faits historiques et leur assemblage dans un ordre chronologique pour faire apparaître le ‘voyage’ du sujet à travers le monde et, d’autre part, la création d’une relation fictionnelle ou imaginaire entre le biographe et son sujet qui constituerait un espace où peut se créer un dialogue vivant entre le biographe et le sujet lors de ce voyage que le biographe retrace. La problématique de la nature du genre biographique émerge de cette tension entre le factuel et le fictionnel dans le processus d’écriture de la biographie.

La question de la narration biographique tourne, entre autres, autour de l’histoire avec petit ‘h’ : cette histoire découle -t-elle des faits historiques ou est-elle une construction du biographe qui est libre d’élaborer une narration à partir de faits historiques malléables et disparates ? Selon Hayden White, les données historiques sont inertes et c’est l’historien qui les assemble de manière leur inférer, à travers sa construction, un ordre, une continuité, une cohérence et également une fin. On peut dire que l’historien crée une « vie » pour ces données historiques. C’est que White appelle « emplotement » ou « la mise en intrigue ». Benton étend ce concept au processus de l’écriture biographique qui doit gérer de la même manière des données historiques, et l’absence de données historiques. Finalement, le sujet développé dans une biographie est une symbolisation : le portrait créé par l’artiste dans la narration permet de symboliser le sujet.

Benton fait la distinction entre les faits historiques et de simples données factuelles qu’il appelle « quasi-faits » ; les premiers étant essentiels et les seconds de moindre valeur. Si Benton n’admet pas que l’on puisse considérer le contenu des œuvres d’art de l’écrivain comme un simple miroir nous réfléchissant l’image de l’auteur ; il dit néanmoins qu’aucun biographe littéraire ne peut contourner la question de la relation entre faits historiques et quasi-faits. Les biographes doivent discriminer entre ce qui est fictif et non fictif dans les sources, mais également hiérarchiser les faits selon leur importance. Grâce à la mise en intrigue, les biographes transforment une simple chronique évènementielle en preuves historiques qui permettent de rendre l’histoire esthétiquement cohérente. L’activité créative qui convertit les faits en preuves dans le processus de production de signification marque le lieu de convergence entre l’historiographie et l’art.

Le passé et les individus qui appartiennent à ce passé sont transformés par leur recréation dans une biographie donnée. Notre perception d’époques passées change pour suivre les évolutions de l’historiographie. Ainsi, notre perception des figures historiques, des poètes et romanciers change aussi avec le temps. Inversement, il arrive que certaines représentations du sujet perdurent. Benton attribue cela à la puissance du langage qui contribue à figer certaines projections du sujet et il devient difficile de se défaire de certaines représentations qui sont devenues intemporelles telle que celle de Samuel Johnson créée par Boswell ou encore celle de Charlotte Brontë créée par Mrs Gaskell. Ces textes sont devenus des classiques à part entière et ont, à leur tour, nourri esthétiquement d’autres biographies C’est le cas pour la biographie de Sylvia Plath, écrite par Kendall Wolton, où l’on retrouve certains schémas de représentation élaborés par Mrs Gaskell comme l’évocation du cimetière qui sanctifie le sujet. Le pouvoir de persuasion du biographe provient du langage : les figures de style utilisées communément dans la littérature imaginative se retrouvent ainsi dans les textes biographiques : scènes théâtralisées, images qui évoquent, diction poétique,etc.

Finalement, le sujet biographique est une création textuelle autant qu’une recréation historique. Les narrations biographiques demeurent des histoires contées et en partagent les ambiguïtés. De plus, malgré l’effet de persuasion que peut avoir un texte, le lecteur demeure conscient que cette persuasion est du fait de simples mots : il s’agit d’une « illusion rhétorique ».

Elaborer l’intrigue d’une vie.

La mise en intrigue de la biographie emprunte les techniques de la fiction décrites par Genette (orchestration et théâtralisation des moments clés, maîtrise des dimensions temporelles – ordre, durée, vitesse, dimensions spatiales, …) et permet au biographe d’animer cette vie. Benton nous propose comme cas d’étude la biographie de l’actrice victorienne Ellen Terry, écrite par Michael Holroyd. Ce dernier est apprécié de ses lecteurs pour ses qualités de metteur en scène ; par exemple, il change de décor pour signifier un changement de ton. Holroyd emploie aussi toutes les techniques narratives connues au roman, ce qui mène Benton à poser la question de la distinction entre personnage du roman et sujet biographique. Les personnages fictifs que l’on retrouve dans certains récits historiques incarnent tout au plus des symboles ; mais, s’agissant de sujets biographiques, ils peuvent être mythologisés et transformés en icônes, grâce à une sélection subtile des faits. Par exemple, dans sa biographie de Ellen Terry, Holroy privilégie des faits qui montrent Ellen Terry occupant continuellement le devant de la scène théâtrale et jouissant d’un succès sans faille, sans pour autant délaisser ses obligations domestiques. Ceci explique, par ailleurs, comment elle est en venue à incarner un idéal de la femme victorienne. Ces représentations – c’est-à-dire les projections –  du sujet sont une symbolisation ; c’est ce que Benton appelle une vie figurée.

Les œuvres de l’écrivain sont-elles des signes de sa vie ?

“The Life and Works” est un titre communément donné aux biographies littéraires, mais cette petite conjonction de coordination décèle une grande question, car il s’agit de comprendre la manière dont la vie peut expliciter les œuvres et inversement. Selon l’importance que l’on donne à l’affirmation de Proust que l’auteur est un autre moi , soit l’on déqualifie le rôle des œuvres dans la biographie, soit cela laisse au biographe la tâche difficile de déchiffrer cette relation opaque qui lie l’auteur à ses œuvres.

Benton met en garde contre l’excès d’interprétation biographique des œuvres littéraires car déduire la vie à partir des œuvres et à l’opposé du processus par lequel la biographie crée du sens. Le biographe ne ferait qu’enregistrer des « quasi-faits » à partir de sa lecture de l’art produite par l’écrivain, les interpréter et spéculer sur la possibilité qu’ils puissent constituer des faits historiques. Finalement, lire la vie d’un auteur dans ses œuvres est de la spéculation tout au plus, même quand la vie est, par ailleurs, bien documentée.

La même prudence s’impose vis-à-vis des écrits autobiographiques. Benton prend l’exemple de The Prélude de Wordsworth et les interprétations contradictoires faites par divers biographes. Paul de Man explique dans son essai « Autobiography as de-facement », que l’autobiographie crée un écran, et génère des images figurées et des fictions plutôt que la connaissance de soi auquel elle prétend.

La place de la critique dans la biographie littéraire

Dans la biographie littéraire, les biographes s’intéressent plus particulièrement à la genèse des œuvres littéraires ainsi aux liens spécifiques entre la vie d’écrivain et la vie quotidienne du sujet. Ces connections sont « la raison d’être » de la biographie littéraire. La critique littéraire a toujours été une composante à part entière de la biographie, comme l’illustre typiquement Vies des poètes de Samuel Johnson. Parler des œuvres littéraires fait naturellement surgir la question de la critique, mais quelle critique littéraire peut-on pratiquer ? Existe-t-il une critique littéraire biographique distincte de la critique conventionnelle ?

Par l’analyse de plusieurs textes, Benton nous illustre la manière dont la biographie peut contribuer de façon précise et même unique à la compréhension d’œuvres littéraires.  Dans sa biographie de Edward Thomas, intitulée Now All Roads Lead to France, the Last Years of Edward Thomas,  Matthew Hollis a determiné le moment précis où la voix de ce poète de la grande guerre émerge, précisément entre le mois de novembre 1914 et février 1915. Il se base sur les transformations observées dans les prises de notes de Thomas dans ses manuscrits, et dans sa correspondance transatlantique avec Robert Frost. Ainsi, le biographe, lui-même poète (Benton en souligne l’intérêt), met en intrigue la naissance de l’art poétique de Thomas, et l’étude diachronique de son œuvre lui permet même de révéler comment la personnalité du poète a émergé. Ainsi, la biographie peut contribuer à la critique littéraire en explicitant le processus de création à travers les écrits et les expériences de vie ; tous deux interagissent dans l’élaboration de cette vie de l’écrivain.

Leur temps et le nôtre

Il s’agit ici du temps des biographes. La société influence l’écriture de la biographie, comme peut en témoigner, par exemple, les biographies des figures littéraires de Bloomsbury. Holroyd, a réécrit la biographie de Lytton Strachey à trente ans d’intervalle, Lytton Strachey : The New Biography. La décriminalisation de l’homosexualité a permis de construire un tout autre récit de vie. Cette représentativité temporelle ouvre le champ d’investigation à la biographie comparative qui peut prendre la forme d’une étude diachronique d’un même sujet traité par des biographes différents, appartenant à des périodes historiques différentes. Ici, Benton introduite le concept de « bifocalisme » et de la qualité bifocale de l’historiographie : lorsque l’on regarde le passé à travers la lentille du présent ; il en résulte que le processus de recréation de « la vie » et « des temps » du sujet contient à la fois le temps présent et ce temps passé. Le biographe est engagé dans une double action : il doit réinterpréter la vie pour offrir une représentation destinée à son lectorat du présent et en même temps il doit tenter de cerner le portrait du sujet en le contextualisant dans la période historique à laquelle celui-ci appartient.

Cadre pour une poétique de la biographie

Le processus dans lequel s’engage le biographe pour imaginer une vie littéraire, ses scènes, ses épisodes et événements génère une forme et un personnage temporel spécifiques qui engendrent à leur tour une narrativité unique. Que le biographe se conçoit comme un historien documentaire ou un conteur d’histoires de vie, ou les deux, a peu d’importance, car les deux ont recours à la narrativité. Selon Hayden White, loin d’être une antithèse de la narration historique, la narration fictionnelle complète et soutient les hommes dans leur effort pour percer le mystère de la temporalité.

En plus des composantes liées la sélection, la continuité, la cohérence et la fin, qui sont toutes inhérentes à la forme structurelle de la narration, Benton repère deux types de tactiques narratives :

  • Les stratégies agissant sur la forme et la temporalité

Il s’agit de la création d’un sens d’anticipation dans le développement et l’attente, l’utilisation de flashbacks et prolepses, l’identification de moments clés dans le récit et la formulation d’une fin.

  • Les stratégies qui visent à expliciter le fait que le sujet biographié soit une figure créée en contexte et inventée par la rhétorique.

Il s’agit de tous les éléments qui indiquent une relation entre biographe et sujet : nommer le sujet, un ton appuyé, les modes par lesquels le biographe s’adresse au lecteur (par exemple, la contextualisation du sujet est signifiée au lecteur grâce à la description détaillée de scènes spécifiques ou la théâtralisation d’événements particuliers), l’emploi d’un langage hautement figuré, ou bien par l’utilisation de marqueurs linguistiques d’incertitude historique.

Ces deux stratégies se combinent dans la narration biographique.

Enfin, les vies prennent forme grâce à des découpages naturels et des phases identifiables ; et si elles n’épousent pas naturellement cette forme, elles y sont contraintes par le biographe qui a recours à des outils tels que la division du texte en sous-parties, un résumé à la fin des différentes phases synoptiques et le mot de la fin qui soutient toute cette structure.

Ceci permet à Benton de définir la nature de la narration biographique. Si l’histoire est un acte d’écriture, alors le sujet biographique est une construction linguistique, d’où le recours légitime à la stylistique pour le rendre vraisemblable. Ainsi, le sujet est autant une création textuelle qu’une recréation historique soumise à une représentativité temporelle et parfois même idéologique. Les biographies de la poétesse Sylvia Plath, ex-femme du poète Ted Hughes, illustrent bien comment le sujet peut être manipulé par la rhétorique pour répondre aux besoins du discours biographique : nous avons des biographes anti-Ted Hughes, des biographies pro-Ted-Hughes et  des biographies féministes.

Quelle vérité pour le récit biographique ?

Le fait que la poétique de la biographie rapproche le récit biographique à celui de la fiction incite à une grande rigueur de la part du biographe, car il doit constamment défendre la plausibilité du récit biographique. Cette dernière dépend de la capacité du biographe à convaincre à travers son langage interprétatif et dépend de l’habileté avec laquelle il arrive à promouvoir sa sélection de faits historiques grâce à ses stratégies narratives qui activeront l’imagination du lecteur. D’ailleurs, comme pour toute histoire, une collaboration imaginative entre auteur et lecteur est requise. Dans le cas spécifique de la biographie, la persuasion du lecteur n’est pas liée à son bon vouloir de se laisser emporter par l’histoire – comme pour la fiction, mais elle provient de sa conviction que l’histoire se base sur des données historiques valables. C’est pour cette raison que Benton considère que le processus biographique est également un processus créatif, car ce processus conçoit une image particulière du sujet et peut même contribuer à composer l’identité de celui-ci.