La biographie d’un mensonge : enquête sur la vie d’un imposteur dans l’Europe du XIVe siècle
Tommaso di Carpegna Falconieri, L’homme qui se prenait pour le roi de France, traduit de l’italien par Colette Collomp, Paris, Tallandier, collection « Lectures méditerranéennes », 2018, 286 p.
Prenez un marchand siennois du XIVe siècle que l’on persuade de se rendre à Rome pour s’entretenir avec l’homme d’État Cola di Rienzo, et imaginez qu’il va consacrer une grande partie de son existence à récupérer rien moins que le trône de France dont il prétend être l’héritier légitime. Si cela semble appartenir à la pure fiction historique, le livre de Tommaso di Carpegna Falconieri (professeur d’histoire médiévale à l’Université d’Urbino, auteur, entre autres, d’une biographie de Cola di Rienzo parue en 2002) nous prouve le contraire, car voilà bien une histoire authentique et extraordinaire qui donne lieu à une biographie où cohabitent harmonieusement l’enquête rigoureuse et le récit d’aventures picaresques, autrement dit une suite fabuleuse de l’histoire des “rois mauditsˮ devenue l’objet d’une docte investigation.
L’ouvrage a été publié en italien dès 2005 (L’uomo che si credeva re di Francia, chez l’éditeur Gius. Laterza & Figli) et Colette Collomp, professeur d’Études italiennes médiévales à Aix Marseille Université, en propose une traduction d’un grand intérêt pour tout chercheur en histoire du XIVe siècle et pour tout lecteur et amateur de biographie. Giannino est en effet le personnage d’une biographie rigoureusement documentée, l’objet d’une beffa dans la pure tradition toscane, et la victime d’une forme de bovarysme ante litteram.
Ce n’est pas seulement un ouvrage érudit (avec près de 45 pages de notes et de sources, des généalogies, une riche bibliographie – d’ailleurs mise à jour à l’occasion de l’édition française – et un index très complet des noms et des lieux), mais aussi le récit haletant d’un marchand-roi imposteur convaincu, parti de la Toscane pour se rendre à Rome, puis en Hongrie, puis dans la Provence des Papes (Avignon, Pont-Saint-Esprit), avant d’être emprisonné à Aix-en-Provence, puis à Marseille, enfin au royaume de Naples où l’on perd sa trace, en 1362.
Comme l’indique avec malice Patrick Boucheron, spécialiste de Sienne au Moyen Âge et auteur de la préface de l’ouvrage, « on laissera au lecteur le plaisir de démêler le vrai du faux » dans la multitude de péripéties qui jalonnent le parcours de Giannino di Guccio, alias le roi Jean Ier de France, à partir du moment où il est convaincu par Cola di Rienzo de pouvoir prétendre au trône, en septembre 1354. En effet, le Tribun romain convainc le marchand siennois qu’il est le descendant direct des rois de France, après qu’un échange de nouveau-nés s’est produit à la cour des Capétiens. On raconte à Giannino qu’il a été échangé avec l’enfant de Marie, dame de la suite de la reine Clémence, et d’un marchand siennois, Guccio di Mino. Ce n’est donc pas l’histoire d’un personnage simplement mythomane mais la biographie d’un homme à qui l’on a fait croire qu’il pouvait revendiquer un titre royal et qui, au bout du compte, finit par se convaincre lui-même de cette possibilité, à force de falsifications. Le contexte de la Guerre de Cent ans fut propice aux revendications en tout genre pour réclamer le trône, alors que le seul fils de Louis X le Hutin, Jean Ier le Posthume, était mort à l’âge de quatre jours (apparemment empoisonné par Mahaut d’Artois, en 1316) et que son oncle, Philippe V le Long, avait pris le pouvoir, tandis que l’ambition française d’Edouard III d’Angleterre, héritier légitime, se renforçait.
La biographie de Giannino reconstituée par Tommaso di Carpegna Falconieri (à partir d’une découverte effectuée lors de ses précédentes recherches sur Cola di Rienzo) se fonde sur un texte, dont l’authenticité fait encore débat, intitulé Istoria del re Giannino di Francia, source principale sous forme de mémoires du personnage siennois. Ce texte, ainsi que le récit d’une existence exceptionnelle qu’il véhicule, furent repris à partir du XIXe siècle, en France (voir la Dissertation historique sur Jean Ier, roi de France et de Navarre, suivi d’une charte par laquelle Nicolas de Rienzi reconnaît Giannino, fils supposé de Guccius, comme roi de France…, 1844, cf. p. 254 de l’ouvrage) et en Italie (l’édition du manuscrit de l’Istoria remonte à 1893), jusqu’à la saga admirable du romancier Maurice Druon, Les Rois maudits (à partir de 1955), dont on peut considérer qu’elle constitue l’épisode antérieur à l’histoire de Giannino.
Même si l’épisode de cet imposteur “de bonne foiˮ qui se prenait pour Jean Ier reste un événement extrêmement mineur dans l’histoire de France, le récit de vie issue de son Istoria et transformée par Tommaso di Carpegna Falconieri révèle toute la force de la fiction biographique, jusqu’au dénouement du dernier chapitre (le chapitre VI) qui reprend l’histoire en tentant de démonter, avec une savante habileté, ses rouages falsificateurs, notamment le complot tramé par l’entourage du roi de Navarre. Après 150 pages d’une course effrénée, ce vaste chapitre tente de prendre en examen les mécanismes à l’origine de l’histoire, de la légende et de la littérature.
S’il existe bien un “plaisir du texteˮ, cet ouvrage confirme qu’il existe par conséquent un “plaisir de la biographieˮ, entretenu à chaque page par l’accord naturel entre le récit d’une vie d’aventures extraordinaires et la conviction de leur authenticité, si bien que la réalité de Giannino semble dépasser toutes les fictions imaginables sur ce Moyen Âge irrévérencieux (cf. la préface, p. 9) où s’entrecroisent plusieurs héritages littéraires, parmi lesquels domine le courant de la novellistica toscane, issue de Boccace. Le récit haletant que propose Tommaso di Carpegna Falconieri relève le défi d’une grande exigence historique tout en réservant son lot de péripéties, de retournements de situation et d’aventures improbables (on pense au merveilleux roman Baudolino d’Umberto Eco), à savoir un mariage heureux entre l’intrigue médiévale la plus palpitante (on pense aux origines du personnage d’Aragorn, chez Tolkien, mais surtout à George R. R. Martin qui s’inspira en partie de l’histoire de Giannino pour sa célèbre saga Game of Thrones) et la recherche historique savante la plus pointue, car la consultation des notes montre à quel point la reconstitution de l’existence du personnage et du contexte de son imposture se fonde sur des sources multiples. On saluera, pour terminer, le remarquable travail d’adaptation dont a fait preuve la traductrice française (Colette Collomp) qui n’a pas seulement transposé une langue fluide et précise, mais a aussi su transmettre au lecteur, averti ou non, ce “plaisir biographiqueˮ mêlé d’attention savante et de plaisante empathie pour cet homme à la fois manipulé et calculateur qui a fini par croire à son propre mensonge. On ne peut qu’approuver le fait que cet homme suscite chez le lecteur contemporain « fascination et mélancolie » (p. 18).
Yannick Gouchan
Aix Marseille Université, CAER, Aix-en-Provence, France