Rosita Boschetti, « Pascoli inatteso: una revisione », STUDIUM, luglio/agosto 2018, anno 114, n. 4, p. 554-570 (ISSN 0039-4130)
La revue bimestrielle italienne Studium entame sa 114ème année d’activité avec un numéro consacré principalement à l’activité de Joseph Ratzinger comme professeur d’université : http://riviste.gruppostudium.it/studium/archvio-studium/archvio/rivista-studium-n-4-2018
Mais c’est la rubrique « Littérature » qui nous intéresse car elle comporte un article qui permet de revoir de manière significative certains aspects de la biographie du poète italien Giovanni Pascoli (1855-1912). Rappelons que Pascoli fut l’un des hommes de lettres les plus importants dans l’Italie des années 1890-1910, tant par l’ampleur et la modernité de son œuvre poétique, considérée comme fondatrice pour tout le XXe siècle transalpin, que par son activité intellectuelle à l’Université (notamment Bologne) et dans la vie culturelle de la Péninsule.
Rosita Boschetti, auteure de l’article, est la directrice du Musée-Maison Pascoli à San Mauro-Pascoli, en Romagne, (http://www.casapascoli.it), où elle organise régulièrement des expositions et des manifestations. Elle a publié deux ouvrages récents de type biographique sur Pascoli : le premier sur le complot à l’origine de l’assassinat du père, Ruggero Pascoli, le 10 août 1867 : Omicidio Pascoli. Il complotto (éditions Mimesis, 2014, 160 pages http://mimesisedizioni.it/omicidio-pascoli.html); le second sur la vie sentimentale du poète : Pascoli innamorato. La vita sentimentale del poeta di San Mauro (édité par la Commune de San Mauro Pascoli, 2015, 93 pages http://www.casapascoli.it/servizi/Menu).
Selon la vulgate biographique véhiculée depuis la disparition du poète en 1912 et transmise par le monumental ouvrage rédigé par Augusto Vicinelli à partir des souvenirs de la sœur cadette du poète, qui a partagé sa vie jusqu’à la fin (Maria Pascoli, Lungo la vita di Giovanni Pascoli, Milano, Mondadori, 1961, 1069 pages), le jeune homme, fraîchement diplômé à Bologne et en route vers la Basilicate (la Lucanie, à cette époque, 1882) pour exercer l’enseignement des langues anciennes au lycée de Matera, ne rêvait que de retrouver ses deux sœurs, Ida et Maria. C’est la raison pour laquelle il aurait obtenu une mutation rapide en Toscane, dès 1884, pour reconstituer un foyer à Massa. En effet, après l’assassinat du père, le décès prématuré de la mère et la disparition de plusieurs frères et sœurs, entre 1867 et 1868, les enfants Pascoli furent dispersés, tandis que les deux plus jeunes sœurs furent envoyées dans un couvent à Sogliano où leur frère plus tard vint les chercher pour vivre avec lui, à Massa. Cette période d’une petite décennie, considérée par les biographes traditionnels comme une parenthèse heureuse, s’interrompit en septembre 1895 lorsqu’Ida quitta le foyer fraternel pour se marier. Dès lors, la plupart des biographies considèrent ce mariage comme un événement charnière dans la vie du poète qui se retrouve seul avec son autre sœur et semblerait refuser toute opportunité de mariage pour lui-même. À partir de ce moment-là Maria Pascoli devint l’unique compagne domestique et la gardienne de l’œuvre. C’est précisément ce point de détail biographique crucial que revisite l’article de Rosita Boschetti, en se fondant sur plusieurs étapes de la vie privée du poète, alors proche de la quarantaine.
L’ouverture récente à la consultation (2015) d’un fonds d’archives conservé à l’École Normale Supérieure de Pise a permis de reconsidérer plusieurs éléments biographiques notables. Ce fonds comprend près de 400 lettres et autres écrits personnels correspondant à la période 1882-1911, et notamment la correspondance du poète avec l’un de ses frères, Raffaele, fréquemment négligé par les biographes. L’histoire de cette correspondance est consultable sur le site http://www.pascoli.archivi.beniculturali.it/index.php?id=135. De cet immense corpus inestimable a émergé une édition de la main d’Alice Cencetti, déjà auteure d’une superbe biographie critique et partielle de Pascoli en 2009 (voir notre contribution sur ce site http://biographysociety.org/contributions-au-carnet-du-seminaire-2/le-poete-italien-giovanni-pascoli-a-lepreuve-de-la-biographie-alice-cencetti-et-la-biographie-critique/) : Il fratello ritrovato. Le lettere di Giovanni Pascoli a Raffaele (1882-1911), Edizioni della Normale, Pisa, 2017, 248 pages http://edizioni.sns.it/it/il-fratello-ritrovato-le-lettere-di-giovanni-pascoli-a-raffaele-1882-1911.html.
Il appert de cette découverte, selon Rosita Boschetti, que le jeune homme avait bien l’intention de se marier et qu’il eut plusieurs occasions de le faire, dès 1883. Il serait donc moins certain que Pascoli eût l’intention ferme et précoce de retrouver ses sœurs pour les faire vivre avec lui dans un foyer philadelphique replié sur lui-même, alors qu’il se sentait sincèrement obligé, en tant qu’aîné, de s’occuper de leur sort. Durant les années passées à Massa et Livourne le poète et professeur ne fut pas seulement le grand frère attentionné entièrement dévoué à ses sœurs cadettes, il connut également une vie sentimentale – soigneusement soumise à une euphémisation par Maria dans ses mémoires – qui représentait pour lui un moyen d’échapper à sa condition domestique. Ainsi écrivit-il à Raffaele en 1887 : « Je te jure que si j’avais une jeune fille, je voudrais la faire mienne au bout d’une semaine. À force de temporiser on reste à l’écart et l’on n’y arrive plus » (p. 559).
Rosita Boschetti met en évidence le sentiment d’oppression du poète qui ressort des lettres à son frère, ce qui nuance considérablement la dévotion et l’esprit de sacrifice manifestés à l’égard d’Ida et Maria à cette époque : « je t’écris depuis l’école, car je n’ai ni le temps ni la liberté de le faire ailleurs. Le manque de liberté se fait sentir un peu trop et je ne vois aucun remède. Nos sœurs […] se serrent toujours plus près de moi, et cela est émouvant et même douloureux, mais l’étreinte est un peu jalouse et exclusive » (p. 563, tiré d’une lettre à Raffaele). Cette correspondance nous apprend aussi, au passage, que Pascoli se rendait à la maison close et à la taverne, à l’insu de ses sœurs et sans que cela ne grève les finances domestiques, point de discorde fréquent dans le foyer.
L’article revient également sur l’épisode de l’amour de Giovanni pour Lia Bianchi, puis sur les fiançailles rompues avec Imelde Morri, lorsque la famille vivait à Livourne après 1887, deux épisodes déjà connus des biographes mais revus sous un nouvel éclairage. Enfin, le mariage d’Ida en 1895 serait moins un moment de rupture fraternelle que l’épilogue d’une affaire de dot jugée insuffisante. À ce propos Rosita Boschetti écrit : « […] le fait que le poète ne participe pas aux noces de sa sœur n’est tant pas lié au ressentiment pour une trahison apparente du nid familial, qu’à un inévitable et définitif éloignement entre Giovanni et Ida causé par les disputes d’ordre économique » (p. 566). C’est aussi le moment où Pascoli renonce définitivement au mariage et choisit de vivre avec Maria.
L’apport considérable que représente la correspondance du poète avec son frère, les documents conservés au musée pascolien de Castelvecchio et le fonds Murari de l’Académie pascolienne de San Mauro permettent de revenir sur un segment biographique de l’existence privée de Pascoli, largement édulcoré par l’image du nid sororal préservé et rassurant transmis à la postérité. Comme l’avait déjà montré Elisabetta Graziosi au sujet de la période universitaire et de l’activisme socialiste de Pascoli (cf. l’article « Pascoli goliardo sovversivo » dans Giornale Storico della Letteratura Italiana, fasc. 632, 4° trimestre 2013, p. 501-537), qui fit connaître un jeune homme plus subversif qu’on ne l’aurait cru, Rosita Boschetti, grâce à une documentation riche et précise, met à présent l’accent sur une reconstruction de sa biographie sentimentale en articulant la dimension épistolaire sur plusieurs poèmes datant de l’époque du foyer philadelphique en Toscane. Un Pascoli inattendu à explorer, certes, mais aussi la confirmation que les études biographiques constituent aujourd’hui un moyen parfois incontournable de relire l’œuvre littéraire.
Yannick Gouchan
Aix Marseille Université, CAER, Aix-en-Provence, France
Biography Society