Joanny Moulin
“Capacité négative”
Recension de
Vivre une vie philosophique — Thoreau le sauvage
de Michel Onfray
Paris : Le Passeur, 2017
122 pages, ISBN13 : 978-2368905432
“Le livre qu’on lit a beau être bête, il importe de le finir ; celui qu’on entreprend peut être idiot, n’importe ! écrivons-le !” Cette pensée de Flaubert traduit fort bien l’impression que fait l’ouvrage de Michel Onfray, Vivre une vie philosophique — Thoreau le sauvage, car c’est un livre qui en fin de compte vous amène à tirer des conclusions contraires au discours qu’il tient (ou vice versa). Fidèle à la méthode de sa Contre-Histoire de la Philosophie, l’épicurien normand affectionne une approche biographique, préférant déguster ses auteurs sur place, un peu aussi comme Sartre disait aimer le jazz et les bananes, c’est-à-dire lire leurs œuvres toujours dans le contexte de leur vie. Ceux qui choisissent de voir le fondateur de l’Université populaire de Caen en réactionnaire barbant auront beau jeu de dire qu’il pratique une critique beuvienne, sur le mode désuet du « Untel, sa vie, son œuvre ». C’est une sorte d’écologie critique, une AMAP littéraire : un peu comme il existe des Associations pour le maintien d’une agriculture de proximité, Onfray pratique une critique durable qui ne rompt jamais les liens entre les idées d’un auteur et le sol de la vie où elles ont poussé. Philosophe biographe, Onfray possède au plus haut point le talent d’empathie : philosophe caméléon comme John Keats se voulait « poète caméléon », totalement exempt de ce « snobisme chronologique » que dénonçait C. S. Lewis et qui est en somme l’imbécile illusion de supériorité des modernes sur les anciens, il cherche à comprendre les auteurs de l’intérieur, en se mettant à leur place sans quitter la sienne, le temps d’un essai. De Keats, Onfray hérite encore la « capacité négative », c’est-à-dire la capacité de vivre des contradictions sans être trop impatient de rejoindre la terre ferme de la rationalité conceptuelle. « Est-ce que je me contredis ? » disait Walt Whitman. « Très bien, alors je me contredis, je suis grand, je contiens des multitudes ».
Walt Whitman, Henry David Thoreau, Ralph Waldo Emerson : transcendantalisme, romantisme américain, transplantation en Amérique du Nord de l’idéalisme philosophique allemand pour en faire la pierre de touche de la Déclaration d’indépendance intellectuelle de l’Amérique. Contradiction, paradoxe d’une philosophie qui tourne le dos au Vieux Monde et pourtant en a tout importé, y compris la contradiction revendiquée comme une marque d’originalité, y compris le culte des grands hommes. Emerson, pour qui « Il n’y a pas d’histoire à proprement parler, seulement la biographie des grands hommes », tenait cette idée de Carlyle, grand auteur écossais de l’essai sur Les héros (On Heroes and Hero Worship and the Heroic in History). « Qu’est-ce qu’un grand homme ? » demande Onfray dès le titre de son premier chapitre. « À quoi sert le grand homme ? À être un modèle – il nous faut le suivre ; à contaminer par son expérience ; à générer de nouveau de grands hommes ; autrement dit, à assurer le progrès de l’humanité qui, péché contre le marxisme, ne s’accomplit pas avec les masses, mais avec les individualités d’exception. » Mais qui parle ? Onfray, Thoreau, Carlyle ou Emerson ?
Qu’admire-t-il au juste en Thoreau, hormis son franc-parler d’ours mal léché, puant littéralement tant la toilette du corps relevait pour lui du superflu d’une civilisation dévoyée ? À en croire le portrait qu’il brosse de Walden ou la vie dans les bois, aucune de ses idées ne survit au test de sa vie. « La biographie, remarque Onfray, rend justice de ces clichés romantiques… » « On se représente le philosophe en Diogène américain », mais il n’a vécu dans sa cabane que vingt-six mois en tout, comme dans une sorte de villégiature, rentrant chez lui tous les deux jours pour se restaurer de cuisine bourgeoise. « On imagine la vie du rebelle derrière les barreaux », forgeant la légende du chantre de La désobéissance civile emprisonné pour avoir refusé de payer la part de ses impôts au prétexte qu’ils servaient à financer un régime esclavagiste, mais il ne passa qu’une nuit dans une geôle rurale, libéré le lendemain matin quand un parent paya sa caution. Thoreau le pacifiste qui dit-on inspira Gandhi se fit l’apologiste de la violence politique, dans son Plaidoyer pour John Brown où il prenait fait et cause pour cet assassin d’esclavagistes. « Thoreau se méfie des livres », et peut-être à cause de cela il n’a guère une idée qu’on ne trouve dans quelque ouvrage, celle-là même venant tout de droit de William Wordsworth — « les livres nous trompent ! » — qui ne l’avait lui-même pas trouvée tout à fait tout seul.
On retient que Thoreau serait grand parce qu’il vit sa philosophie autant qu’il philosophe sa vie. Il serait ainsi un philosophe véritable et non point un « professeur de philosophie », à l’instar de tous ceux qu’Onfray l’athée anticlérical nomme « les curés du christianisme, les curés de l’université, les curés de l’idéalisme allemand, les curés de la French theory »… Héritant de Schopenhauer son dédain de Hegel, Onfray l’étend aux fumeux thuriféraires français du concept, au premier rang desquels Deleuze « l’inventeur de personnages conceptuels », « le créateur de glossolalies », et Derrida croyant « que tout ce qui est se résume à ce qui a été dit de ce qui est ». Le professeur Onfray, nous parlant toujours comme à ses ouailles, nous résume succinctement les principales idées d’Emerson pour montrer avec quelle originalité Thoreau s’efforça de les appliquer dans sa vie. Sans doute, en effet, est-il nécessaire d’enseigner à ses lecteurs qui fut Emerson et ce que fut le transcendantalisme, car l’influence du Nouveau Monde sur l’Ancien est aujourd’hui telle que, par une application aussi abusive qu’inconsciente de certaines idées d’Emerson, on en viendrait presque à prendre l’illettrisme pour une vertu. Et de prêcher la supériorité de la philosophie américaine sur le conceptualisme de « l’Europe philosophante », et de nous mettre en garde contre une pensée trop exclusivement livresque, parce que « ces façons de faire conduisent souvent à dire des bêtises, voire à en faire… » En effet, Onfray parle en connaissance de cause.