Compte rendu de Joanny Moulin,
Aix-Marseille Université (LERMA, EA 853)
Arnaldo Momigliano. The Development of Greek Biography. 1971. Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1993. Augmented edition including “Second Thoughts on Greek Biography”. 143 pages.
ISBN: 0-674-20041-1
Arnaldo Momigliano (1908-1987) était un historien italien, professeur à l’Université de Turin, puis à Oxford à partir de 1938, et ensuite à University College, Londres, dans les années 1970. Il est surtout connu en France par les ouvrages suivants : Philippe de Macédoine. Essai sur l’histoire grecque au IVe siècle (1934, trad. 1991), Sagesses barbares, les limites de l’hellénisation (1976, trad. 1979), Problèmes d’historiographie ancienne et moderne (1977, trad. 1983), Contributions à l’histoire du judaïsme (1987, trad. 2002), Les fondations du savoir historique (1991). Le présent ouvrage, The Development of Greek Biography, est le texte de quatre conférences : les Carl Newell Jackson Classical Lectures, qu’il a données à l’Université de Harvard (Massachusetts) en 1968. Il y engage le débat avec certains historiens des générations précédentes, principalement F. Leo (Die griechisch-römische Biographie nach irher litterarischen Form, 1901) et A. Dihle (Studium zur griechischen Biographie, 1956), pour examiner à nouveau frais la « biographie hellénistique » (c’est-à-dire de la période hellénistique, communément bornée par la mort d’Alexandre en 323 AEC à la bataille d’Actium en 31 AEC), pour défendre l’hypothèse selon laquelle la biographie et l’autobiographie naquirent en Grèce, non pas comme on le lit souvent au VIe siècle au temps d’Aristote et de l’école péripatéticienne, mais dès le Ve siècle — entre 500 et 480 AEC—, bien que la plupart des sources qui permettraient de le prouver soient irrémédiablement perdues. Momigliano montre que la biographie apparaît dans la Grèce antique en même temps que l’histoire, et que biographie et histoire se distinguent l’une de l’autre dès l’origine. La biographie se conceptualise à l’époque hellénistique sous le terme de bios (les anciens Grecs ne connaissent pas le mot biographia, qui n’apparaît qu’au Ve siècle dans la Vie d’Isidore de Damascios le Diadoque). Encore le bios n’est-il pas une forme littéraire réservée à l’individu humain : Dicéarque (347-285 AEC) écrit par exemple une Βίος Ελλάδος (Vie de la Grèce), Varron (116-27 AEC) une Vita populi romani (Vie du peuple romain). De même, le terme d’autobiography est une invention moderne, qui apparaît d’abord en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle : « Le Grand Dictionnaire universel Larrousse déclarait en 1866 que “ce mot, quoique d’origine grecque, est de fabrique anglaise” » (p. 14). Les Anciens ne font guère de différence entre le bios écrit par soi-même et le bios écrit par un autre, si ce n’est que, contrairement à l’attente moderne, « alors que les biographes étaient libres de s’abandonner aux éloges, les autobiographes semblent avoir été censés s’en tenir au factuel, du moins dans certains cas » (p. 15).
Momigliano compte parmi les tout premiers biographes le navigateur Scylax de Caryanda qui, d’après la Souda, explora pour Darius Ier les côtes de l’océan Indien, parce que les récits de voyages tiennent de l’autobiographie. La biographie trouve des sources multiples dans les généalogies des aristocrates, l’encomium célébrant les exploits d’un individu, enfin le désir de connaître la vie des héros et des dieux — car il exista de telles arétalogies : des autobiographies d’Isis et d’Osiris (Diodore), voire de Jupiter lui-même (Lacante) —, mais aussi la vie des anciens poètes, des figures historiques du passé et des hommes politiques du présent. Car la démocratie exige une connaissance des leaders, en même temps qu’elle favorise la rhétorique qu’enseignent les sophistes. Il se peut enfin, sans qu’on puisse le prouver, que les Grecs, comme les Hébreux, aient pu subir l’influence d’un Empire perse où l’autobiographie semble avoir été dans l’air du temps. Il reste que l’une des thèses les plus intéressantes de Momigliano est que les socratiques influencent la biographie en cela qu’ils la cultivent comme un genre hybride entre vérité et fiction, dans une position ambiguë entre faits et imagination. « Avec un homme comme Platon, mais aussi avec un homme moins éminent, bien que nullement plus simple, comme Xénophon, c’est une ambiguïté délibérément choisie. Les socratiques pratiquèrent une biographie expérimentale, et ces expériences avaient pour but de capturer les potentialités plutôt que les réalités des vies individuelles. Socrates, le principal objet de leurs considérations (…), n’était pas tant le Socrates réel que le Socrates potentiel » (p. 46). L’Apologie de Socrates, tout comme l’Anabase de Xénophon et plus encore sa Cyropédie, que Momigliano qualifie de « roman biographique » — « la première biographie, qui n’était pas une biographie du tout, mais un mélange de faits et de fictions visant à communiquer un message philosophique » (p. 56) —, ou bien encore les discours de l’orateur Isocrates contiennent des portraits de personnages publics, et non pas d’individus privés, qui ont en commun avec l’encomium, mais aussi avec la sculpture, l’art de construire des figures de grands hommes.
Dans son article annexe, « Second Thoughts on Greek Biography », Momigliano pose la question de savoir si l’on peut établir « une relation spéciale en l’école péripatéticienne et la biographie », et plus généralement si l’on peut dire qu’il y eut une « école péripatéticienne de biographie », et « si Aristote peut être considéré comme le créateur de la biographie hellénistique ». Dans son rapport critique à l’histoire, le dernier Aristote « considérait les faits historiques comme similaires aux faits naturels et les collectionnait de la même façon, et sous le même non d’historia » : on retrouve là le modèle de nos modernes antiquaires, de la Société des antiquaires de France, ou de la Society of Antiquaries of London. Mais quelle place tenait la biographie dans cette recherche systématique de faits historiques ? Chez les disciples d’Aristote, Momigliano relève un intérêt particulier pour le biographique, qui passe par les memorabilia et autres recueils de faits, de citations et d’anecdotes : anecdotes sur des événements et des personnalités étranges (paradoxa, thaumasia), collections de citations aphoristiques (apophtegmata, gnomai), ou d’exemples (paradeigmata). L’anecdote, surtout, se manifeste comme un microrécit fascinant parce qu’il révèle, à la manière d’un corrélat objectif, les vertus et les vices d’un individu. Cette recherche alimente chez les péripatéticiens la pratique du thème philosophique des genres de vie : vie contemplative des écrivains, vie active des militaires et des politiques, vie sensuelle, etc.
Si Aristote « ne franchit pas le pont entre anecdote et biographie », nombre de ses disciples le firent : Hermippe de Smyrne, qui utilisa les fiches de Callimaque pour produire des « prosopographies », ou collections de portraits biographiques d’individus groupés par professions ; Satyr de Callatis qui rédigea des biographies en forme de dialogue et déduisait des détails biographiques des tragédies d’Euripides Celui qui retient le mieux l’attention de Momigliano est Aristoxène de Tarente (c. 375-335 AEC), « le premier biographe péripatéticien », suivi entre de nombreux autres par Ariston de Céos, Antigone de Caryste et Sotion d’Alexandrie. Souvent instrument de propagande entre écoles philosophiques adverses, compromis jamais tout à fait résolu entre une recherche visant à répertorier les caractères humains et une accumulation jubilatoire d’anecdotes et de faits marquants, étroitement associée à l’étude philologique des textes, « la biographie cessa bientôt d’avoir une fonction spécifique au sein de l’école péripatéticienne ».
Cet ouvrage d’Arnaldo Momigliano, fascinant d’érudition, entreprend en somme une archéologie de la biographie, montrant comment elle se forme lentement, jumelle obscure de l’histoire, comme un phénomène pourtant bien identifié, manifestement pourvu d’une identité propre, dans l’histoire des idées. Ce qu’il explore ici, c’est une paideuma de la biographie, c’est-à-dire la formation paléologique et presque embryonnaire d’un genre promis à un curieux destin d’angle mort. Tout le discours de Momigliano s’oriente vers l’horizon d’attente les premiers grands biographes latins : Cornélius Népos (100 – c. 25 AEC) au temps de la conquête romaine de la Grèce et son De viris illustribus, puis Plutarque (46-125 EC) et Suétone (70-122 EC) dans les premiers siècles de l’ère chrétienne. Toutes les caractéristiques génériques de la biographies, presque toutes les grandes questions qui préoccupent jusqu’à nos jours les théoriciens de ce genre sont déjà présentes en germe dans la biographie hellénique (à moins que rétrospectivement Momigliano ne les y lise), à commencer par le débat entre la biographie plutarquienne, ou chronologique, et la suétonienne, ou systémique, qui opposa entre autres, au XXe siècle, les biographes américains Leon Edel et Paul Murray Kendall. Ce livre déjà un peu daté, petit par la taille, mais grand par l’érudition et sa maestria méthodologie de la science littéraire, dans la tradition des « philologues » d’antan, mérite d’être relu par quiconque s’intéresse à la biographie aujourd’hui.
Joanny Moulin,
Aix-Marseille Université (LERMA, EA 853)